Cette exposition constitue certainement un événement dans la reconnaissance française du modernisme russe. On ne peut que s’en réjouir car depuis l’exposition Paris – Moscou (1979) et en se limitant occasionnellement aux seules collections françaises (Larionov et Gontcharova, Mansourov ou Pougny), les musées français sont à ce jour restés à l’écart de la redécouverte, parfois fiévreuse, de l’avant-garde russe. Ainsi la donation de quelques œuvres d’Alexandra Exter proposée par Simon Lissim en 1971 au Musée national d’art moderne n’a même pas reçu de réponse. Quant aux expositions thématiques, elles n’ont tout simplement pas été entreprises. À l’exception de Malewicz (1978), aucune rétrospective majeure (Popova, Rodtchenko, Tatline ou Rozanova) n’a eu lieu. Celle de Vantongerloo, artiste qui a passé une grande partie de sa vie à Paris, est aussi restée en dehors de l’hexagone (Washington et Zurich). Contrairement aux grands musées européens ou américains, il en est de même en ce qui concerne les expositions plus audacieusement thématiques.
Je préfère ne pas aborder plus spécifiquement la récente exposition Chtchoukine chez Vuitton qui, contrairement aux faits historiques, laissait l’impression que l’avant-garde non-objective russe était tributaire des activités de ce grand visionnaire de l’art moderne. Sans parler de l’accrochage désastreux de la deuxième partie de l’exposition, on avait tout simplement omis de prévenir le visiteur que Chtchoukine n’avait jamais acheté des tableaux de l’avant-garde russe. Pour illustrer ce fait il suffirait de citer certaines lettres de Kandinsky qui sortait ulcéré de ses visites chez Chtchoukine.
L’actuelle exposition au Centre Pompidou commence avec une fort sympathique salve constituée de plusieurs tableaux magnifiques de Chagall. Malheureusement, en avançant dans les salles, mon enthousiasme s’est peu à peu refroidi jusqu’à arriver à une désagréable surprise finale. Pour commencer, j’ai du mal à être d’accord avec la vision voulant attribuer à Chagall la place d’honneur par rapport à l’essor de l’école d’art de Vitebsk. Au départ ce fut le fait de Lissitzky et à partir de novembre 1919 celui de Malewicz. D’ailleurs, Chagall allait se plaindre amèrement de l’impétuosité avant-gardiste de Malewicz et de longues décennies durant a clamé avoir été « chassé de Vitebsk » par Malewicz. Il a effectivement été évincé, mais ce par la force révolutionnaire du suprématisme qui enthousiasma de nombreux jeunes élèves.
Ce qui m’a gêné surtout dans cette exposition, c’est l’approche « anecdotique » de la production abstraite. Et pour commencer, le manque de stratifications stylistiques des différentes périodes de Lissitzky, cet extraordinaire buvard de toute modernité : le mélange des œuvres abstraites de la période russe (Vitebsk et Moscou, 1919 – 1921) et celles produites en Allemagne entre 1922 et 1925, d’un style inspiré par l’art abstrait occidental (Van Doeburg, le Bauhaus). On est face à des évolutions stylistiques fort différentes, ce dont l’exposition ne rend aucunement compte. Voici ce que je qualifie d’approche « anecdotique ».
En ce qui concerne la narration historique, le riche fond culturel de Vitebsk n’est, à mon avis, pas suffisamment mis en valeur non plus et pour commencer la richesse talmudique (Bakhtine) ou musicale de cette ville : c’est à Vitebsk qu’est apparue la grande pianiste Maria Youdina et tant d’autres…
Autre manquement, à mon avis bien plus grave : à aucun moment n’est clairement montré l’expansion géographique (russe et/ou internationale) de l’Ounovis de Vitebsk. Pourtant, des sections ont été créées à Kaluga, à Smolensk ou à Orenbourg. (Il y a déjà plus de deux ans qu’un livre original et bien documenté a été publié à ce sujet. Ce livre n’est même pas mentionné dans le catalogue).
En ce qui concerne la ville de Smolensk, grâce à Strzeminski et à côté de l’action de Lissitzky mais, plus encore, ce fut le principal levier conceptuel pour la diffusion du suprématisme. (Les premières traductions des textes de Malewicz en langue française – ! – ont été publiées en Pologne au milieu des années vingt). Ce jalon européen de la diffusion du suprématisme a été bien mis en valeur depuis une bonne quarantaine d’années (depuis 1973 précisément) par l’histoire de l’art polonaise, allemande et française (voir mes textes de 1981 et ma monographie Malewicz de 2007/2010). Donc ne pas en tenir compte constitue à mon avis un manquement regrettable par rapport au sujet abordé. Il est également surprenant qu’un des rares jalons français concernant l’Ounovis a échappé à l’attention des organisateurs de l’exposition. À la fin des années 1960, Nadia Léger (Chodasevitch) a acquis en Biélorussie dont elle était originaire un petit carnet où figurent des dessins suprématistes de quelque élève de l’école de l’Ounovis Smolensk (ou de Minsk ? Les informations que j’ai pu recueillir en l’an 2000 divergent sur ce point. Elle présenta ce cahier comme le sien propre, mais ceci n’est pas important). Certes modeste, ce cahier pourtant bien authentique est néanmoins un document original par rapport à l’enseignement suprématiste de Malewicz à Smolensk. En raison de la personnalité de Nadia Léger ce cahier a joué un certain rôle dans la redécouverte du sujet en France. C’est dommage qu’il a échappé à l’exposition et n’a même pas été mentionné dans le catalogue.
En l’an 2000, j’ai été missionné par le Quai d’Orsay à Vitebsk en vue de raviver la mémoire de l’Ounovis. À part les cours publics et les discussions officielles que j’ai eu à conduire, j’ai pu consulter à l’occasion de nombreux documents d’archives, ce à Minsk, à Vitebsk et même à Smolensk. Malheureusement, je n’ai pas vu à l’exposition du Centre Pompidou un bon choix de ces documents. Plus encore, la plupart des photographies documentaires sont des retirages d’après des copies : pourquoi les indiquer comme si c’étaient des documents originaux ? Leur qualité est vraiment affligeante. Les grands événements de la première époque de l’Ounovis manquent également, tandis que les photographies et documents originaux sont conservés dans les archives moscovites (à la Galerie Trétiakov et à RGALI de Moscou, au Musée Russe de Saint-Pétersbourg, d’autres ont été acquis il y a déjà trois ans par une importante institution américaine).
J’ai été également chagriné de voir à l’exposition certaines toiles médiocres de Tchachnik, tandis que dans les collections occidentales se trouvent certains chefs-d’œuvre de ce peintre (voir le catalogue de ma dernière exposition à la Galerie Nationale du Canada à Ottawa. J’ai vérifié auprès des collectionneurs : ils n’ont pas été contactés).
Il est également regrettable qu’aucune importante composition suprématiste de Nina Kogan n’a été incluse, pourtant à Vitebsk elle fut l’assistante de Malewicz en « peinture ».
Je me rappelle l’incrédulité avec laquelle on gratifia son œuvre lors des premières expositions occidentales en 1984 (on prétendit même à Moscou et surtout à New York) que Kogan n’avait pas existé… On pensait que les temps avaient bien changé. Vraiment ?
Le bémol de l’exposition arrive néanmoins à la fin du parcours dans la salle consacrée aux architectones où il y a très peu d’informations quant à cette production et surtout, encore une fois, un mélange que j’aurais qualifié de « décousu » s’il n’était pas autrement plus dérangeant : les deux périodes d’architectones horizontales et verticales (fort différentes) sont confondues dans une seule entité. Et il est nécessaire de signaler qu’à partir de 1924, cette partie de la production de l’Ounovis a été parfaitement documentée et même qu’à ce moment un photographe a été spécialement engagé par l’Institut de Culture Artistique (le Ginkhouk). Or, j’ai vu dans l’exposition une large vitrine pleine de pitoyables figurines qui sont associées à des fragments apocryphes d’architectones (c’est vrai qu’il y a encore quelques mois on a vu bien pire au Musée de Gand). Ni la nature du matériau, ni les proportions et encore moins ces personnages qui ressemblent à des nains de jardins en miniature ne peuvent prétendre être de la main de Malewicz ni de l’époque. Quant à cette ribambelle de gnomes, elle est tout à fait étrangère à la création architectonique de Malewicz et, à ma connaissance, ne s’appuie sur aucune référence historique (documentaire). Je pense parler en connaissance de cause car dans l’héritage de Souétine qui à partir du début 1924 eut la charge de l’atelier architectonique du Ginkhouk restaient plusieurs fragments d’architectones que j’ai pu tenir dans mes mains (Ces éléments étaient alors dans la possession d’Anna Léporskaïa, la compagne de Suétine). D’autres fragments d’architectones ont été conservés dans une collection privée et j’ai pu y avoir également accès. Donc, on connait bien les vrais architectones dont par ailleurs une figure dans la collection du Musée Russe de Saint Pétersbourg, une autre a été retrouvée en 1988-89 et a depuis intégré la collection de la galerie Trétiakov de Moscou.
Apparu il y a quelques dix ans (en 2008) lors de l’exposition Malewicz au Musée de Vaduz (Lichtenstein) et après à Baden-Baden, cet ensemble vogue sans aucune raison dans les salles muséales et surtout sans aucune référence historique. Ni la nature des matériaux ni les proportions des pièces architectoniques et encore moins les personnages qui peuplent cet ensemble, ne peuvent être pris au sérieux. S’il ne s’agissait que d’un phénomène isolé, on attendrait qu’il s’éteigne tout seul. Or d’autres pièces en trois dimensions, des pièces plus volumineuses cette fois-ci, sont apparues tout récemment dans une exposition moscovite. Voici pourquoi il me semble nécessaire de soulever la question de leur attribution. Dans le cas des pièces exposées au Centre Pompidou, la première des précautions aurait été de les présenter au conditionnel… ce qui n’est pas le cas.
Prohibée pendant de longues décennies en raison de la censure socio-politique, la recherche et la mise en valeur du modernisme russe a connu au cours de trente dernières années une véritable Renaissance en Russie. Mais à quelques notables exceptions près, cette revalorisation accélérée se cantonne dans ce pays par priorité sinon exclusivement dans le domaine des archives (richissimes). Construire un regard est bien plus difficile. Certains développements récents, tel la recherche conduite au musée de Rostov, donnent de vrais espoirs.
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Illustration haut de page
W. Strzeminski, couverture du catalogue de « Nouvel Art », Vilnus, 1923. La composition de cette couverture s’inspire directement de l’anthologie Ounovis, n° 1, Vitebsk, 1920.