Au milieu des années quatre-vingt, A. Nakov fut sollicité pour examiner un grand ensemble d’œuvres sur papier de Mikhail Larionov qui fut porté à ce moment à sa connaissance. Pareil en ceci au sort de l’ensemble des artistes russes du début du vingtième siècle, l’œuvre de cet artiste majeur avait souffert de longues décennies durant du manque d’intérêt et plus encore de véritables études. L’ensemble d’œuvres apparues à ce moment-là élargissait soudainement la vision qu’on avait de la création de Larionov, une création qui avait souffert de plusieurs secousses dramatiques, la première ayant été celle de l’année 1915 quand il fut gravement blessé sur le front. Au bout d’une longue et difficile convalescence sa santé resta très déficiente, son œuvre picturale s’en ressentit elle aussi grandement, et tout au long de sa vie pendant de longues périodes l’artiste n’a tout simplement pas pu travailler. Ainsi on peut dire qu’il y eut deux Larionov, avant et après 1915.
L’ensemble d’œuvres apparu en Europe occidentale au début des années quatre-vingt permettait d’appréhender soudainement et de façon bien plus subtile et variée la richesse et l’extraordinaire qualité lyrique de l’œuvre de cet artiste, que Kandinsky qualifiait en 1910 comme le plus important à Moscou. Effectuée par A. Nakov, une première sélection à partir de cet ensemble fut présentée en 1987 à la Schirnkunsthalle de Francfort.
Saluée unanimement par la presse allemande et plus largement européenne comme un événement majeur dans l’histoire tumultueuse des redécouvertes de l’art moderne, elle fut présentée à l’automne 1988 à la Pinacothèque de Bologne et au Musée d’Art et d’Histoire de Genève. À la fin de son parcours, l’ensemble de l’exposition fut soudainement attaqué par le journal La Tribune de Genève. Hors de toute considération stylistique ou historique (style, référence à d’autres œuvres ou à d’autres artistes de la même époque) et en s’appuyant sur de soi-disant analyses chimiques qui se sont par la suite révélées inexistantes, une journaliste n’ayant aucune compétence dans le domaine de l’art mettait en doute l’authenticité de l’ensemble des œuvres en des termes d’une rare violence. Ce journal allait par la suite être condamné à deux reprises pour des propos diffamatoires et se vit obligé de verser des dommages à A. Nakov.
Prenant la défense des œuvres, A. Nakov se vit à ce titre mis en cause personnellement par le Procureur de la ville de Genève. Au cours de longues années de procédure, il a été lavé de tout soupçon, un jugement de « non-lieu » ayant été prononcé en sa faveur le 10 novembre 1995.
Ainsi toute désinformation circulant à ce sujet, et il y en eu beaucoup surtout ces dernières années, est manifestement destinée à servir d’autres buts que le rappel des faits, donc l’évocation de la vérité de cette affaire, dont les méandres en disent beaucoup sur les machinations inhérentes au marché de l’art. On rappellera que la vérité arrive toujours à sortir du puits de la calomnie…
Quant aux œuvres incriminées, vue leur importance historique, elles furent libérées et restituées à leurs propriétaires par jugement de la même chambre pénale de la cours de justice de Genève en date du 27 avril 2001, bien qu’il ait considéré les pastels comme non authentiques tandis qu’il ne s’est pas prononcé au sujet des encres de Chine, soixante-dix œuvres sur un ensemble de cent-quatre-vingt-treize.
En se constituant partie civile, tout au long de ces années A. Nakov s’est battu pour défendre l’ensemble des œuvres qu’à un certain moment la ville de Genève voulait tout simplement faire détruire.
L’attribution par Andréi Nakov de ces œuvres à Mikhail Larionov s’appuyait au début sur la seule analyse stylistique et matérielle des œuvres, car à cette époque précédant de peu la chute du mur de Berlin, l’œuvre de l’artiste n’était non seulement pas l’objet d’étude en Russie (alors Union Soviétique) mais la documentation la concernant était également inaccessible. La contestation des œuvres a conduit A. Nakov à entreprendre des études approfondies concernant le sort de l’atelier Mikhail Larionov, des études historiques et stylistiques relatives à sa création de l’époque et non moins des études spécifiques concernant les pigments utilisés par l’artiste que A. Nakov a pu par la suite documenter jusqu’à l’hiver 1911-1912, date cruciale pour les pastels incriminés. Le résultat de ce travail sera publié dans un très proche avenir, mais A. Nakov est en mesure de confirmer, comme il l’a toujours fait, et aujourd’hui bien plus formellement grâce à l’appui de documents d’archives, l’authenticité des œuvres présentées à Francfort, Bologne et Genève (1987-1988), de même que de remonter la provenance de cet ensemble jusqu’à l’atelier moscovite de l’artiste en 1919.
Cette provenance a été confirmée par de nombreux documents d’archives, elle s’est trouvé reconfirmée au cours des années quatre-vingt-dix par Roudolf Douganov, spécialiste mondialement reconnu de Khlebnikov et du futurisme russe en général et assistant de N. Hardziev au Musée Maiakovski de Moscou et tout récemment encore par la publication posthume du travail de A. V. Kovalev, un des rarissimes chercheurs russes à avoir étudié l’œuvre expressionniste et rayonniste du peintre, ce bien avant la chute du mur de Berlin. Kovalev eut le souci d’interviewer l’architecte Vinogradov et connaissait aussi l’ensemble d’œuvres sur papier et les archives de cet ami de Larionov avant la dispersion de cet ensemble. En témoigne son livre Mikhail Larionov en Russie 1881-1915 (Mikhaïl Larionov v Rossii, 1881-1915 g.), Moscou, 2005.
Notice rédigée par A. Nakov pour Le Dictionnaire d’art moderne et contemporain, Hazan, Paris, 1992.
Mikhaïl Larionov
Peintre d’un grand talent et d’une imagination hors-pair, Larionov apparaît en 1906 dans l’histoire de la peinture russe tel un météore. Son talent est immédiatement reconnu par les rares connaisseurs russes de l’art moderne et par Diaghilev en premier lieu. Ce dernier l’invitera en 1906 au Salon d’Automne de Paris. Larionov, déjà engagé dans une expérience impressionniste fera, grâce au voyage parisien, une plus ample connaissance de la peinture moderne française. De retour en Russie, il s’engagera rapidement dans une expérience fauve, travail qui le conduira à la sublimation de la couleur pure. Dès 1908, sa personnalité domine l’actualité de la peinture russe. Ce créateur, d’un tempérament coloriste tout à fait exceptionnel, apparaît en même temps comme un organisateur infatigable d’expositions avant-gardistes et découvreur de talents (Tatline, Malevitch). Il gardera cette position jusqu’en 1913, date à laquelle le mouvement futuriste russe acquiert une dimension créatrice qui dépasse de loin la dimension d’une seule personne. Les expositions de Larionov se nomment « Toison d’Or N°2 » (1908-1909), « Valet de carreau » (1910), « La queue de l’âne » (1912), « La cible » (1913) — à laquelle il apparaît en tête d’un groupe « rayonniste » — et « L’Exposition (futuriste) N°4 » (1914).
Sa peinture fauve aboutit rapidement à une rare violence des couleurs, soutenue pourtant par un extraordinaire lyrisme. La violence de sa réaction « anti-culturelle » le conduit dès 1911 à une réaction anti-académique, dénommée par lui-même « primitivisme ». Le « primitivisme » signifie pour Larionov la négation des canons académiques de la représentation, le recours au « dessin libre », l’appel à une glorification de ce qui auparavant était considéré comme « a-culturel » : la « laideur » expressionniste et l’imagerie populaire. Son talent coloriste le conduit à ce moment à un premier sommet, dont témoignent certaines peintures presque monochromes de l’année 1912 et une remarquable série de portraits à l’encre de chine.
Adepte enthousiaste de l’esthétique futuriste, prônant l’énergie vitaliste de la forme, Larionov se lance à la fin 1911 à l’exploration de la projection vitaliste des couleurs, ce qu’il va définir quelques mois plus tard comme « rayonnisme ». Refusant de peindre le monde extérieur, il se lance à représenter la charge potentielle des couleurs et leur interaction virtuelle avec l’espace : les rayons qui en émanent. Parallèlement à Kandinsky, avec lequel il entretient des rapports amicaux, il produit une peinture abstraite qui se situe dans la même lignée « emphatique » que l’abstraction spirituelle du maître russe de Munich. La peinture de Larionov a ceci de particulier qu’elle tient compte des données proprement physiques du matériau pictural : texture et charge dynamique de la couleur. En ceci, Mikhail Larionov apparaît comme le précurseur de la future peinture constructiviste russe, dont il annonce la problématique dès 1912. Sa plaquette « Le rayonnisme » porte la date juin 1912, mais elle est publiée seulement au printemps 1913 à l’occasion de la première présentation massive de ses œuvres rayonnistes. Ses œuvres rayonnistes, tributaires au début du thème figuratif, s’orientent rapidement vers des structures pures, abstraites. Le « rayonnisme pneumatique », auquel il aboutit durant l’hiver 1913-1914, est de nature purement abstraite. Ensemble avec le futuriste Zdanevic, il publie à la fin 1913 un manifeste de « peinture corporelle ». Son action sociale est à ce moment au zénith de la popularité, tandis que sa peinture a atteint également le point extrême de son cheminement : l’abstraction pure. Larionov apparaît à ce moment comme le maître d’une véritable école rayonniste.
Au sommet de l’épanouissement de son art de la couleur, ensemble avec Gontcharova il présente en juin 1914 sa peinture rayonniste à Paris. Ce sera l’exposition inaugurale de la Galerie Paul Guillaume. Le poète Apollinaire écrira le texte du catalogue. L’œuvre de Larionov est connue à ce moment en Allemagne également, où Herwart Walden l’avait présentée à Berlin dès l’automne 1913.
La guerre de 1914 va briser l’élan de Larionov. Blessé au front, il retourne à Moscou en 1915 et essaie de se lancer de nouveau dans des entreprises futuristes. Son art est pourtant dépassé à ce moment par le cubo-futurisme des « trans-rationnels » et par le « constructivisme » naissant. Invité par Diaghilev, il se rend en voyage de convalescence en Suisse, mais il ne retournera jamais en Russie. étroitement lié aux ballets de Diaghilev, il commence une deuxième vie en Occident. Privé de son environnement russe et malade, il se réfugiera durant les cinq décennies qu’il lui restent à vivre dans une peinture intimiste de type tardo-impressionniste. Son art, tombé dans l’oubli dès le milieu des années trente, sera redécouvert au début des années soixante grâce à une exposition londonienne organisée par Camilla Gray. Depuis, plusieurs expositions ont essayé de rendre justice à une peinture qui marque un des sommets de l’art pictural du vingtième siècle.
Bibliographie
- Mikhail Larionov, La voie vers l’abstraction (Francfort-Genève, 1987-1988)
- Le site consacré à l’exposition « Mikhail Larionov : La voie vers l’abstraction » : expo-larionov.org