Depuis le début de son travail dans le domaine de l’art moderne Andréi Nakov s’est orienté vers les origines de l’art abstrait (travail de maîtrise à l’Université de Varsovie sur Mikolaj Ciurlionis, publication à Paris en 1967) et tout naturellement vers l’œuvre de Vassily Kandinsky.
À la fin des années soixante Nina Kandinsky lui confiait la traduction française du texte « Violette » (paru dans les écrits de Kandinsky, publiés à Paris par les éditions Denoël). Par la suite, sur la recommandation de son directeur de thèse — André Chastel — il rédigea en 1968 l’article « Kandinsky » dans l’Encyclopaedia Universalis.
La difficulté d’accès des archives de Munich fut le principal obstacle à ce travail d’où la rareté des textes consacrées à ce sujet, excepté un chapitre supplémentaire ajouté à l’édition russe de son livre Abstrait/Concret (Bezpredmetnyj mir, Moscou, éd. Iskusstvo, 1997).
En 2008, il publiait dans le catalogue d’exposition Traces du Sacré (Musée National d’art moderne, Centre Pompidou, Paris 2008, p. 154 et ss) un article consacré à la « Composition n° VI ».
Au début de l’été 2011, la Pinacothèque de Paris sollicita sa contribution pour l’organisation de l’exposition Expressionismus & Expresssionismi (13 octobre 2011 — 11 mars 2012). Il y présenta plusieurs œuvres rarement exposées en Europe occidentale dont le premier tableau abstrait de Vassily Kandinsky « Tableau avec cercle » de 1911 et « Improvisation 34 » de 1913, auxquels il consacrait également un texte dans le catalogue de l’exposition.
Prolongeant ce travail, il continue actuellement ses recherches sur certains aspects de l’œuvre de Kandinsky en vue d’une plus large publication concernant aussi bien les origines de l’abstraction que les rapports de Kandinsky avec la musique, sujet fondamental pour les débuts de l’art abstrait aussi bien pour Kandinsky, Malewicz ou Kupka.
« Tableau avec cercle » de 1911 et « Improvisation 34 » de 1913 de Vassily Kandinsky
Extraits du catalogue d’exposition Expressionismus & Expresssionismi, Berlin-Munchen 1905-1920. Der Blaue Reiter vs BrückePendant de longues décennies cette œuvre qui porte au dos l’inscription « première peinture non objective » et la date « 1911 » fut non seulement soustraite aux yeux du public ; elle échappa non moins à l’histoire de l’art. Au milieu des années soixante-dix une photographie du tableau, conservée par Sergei Bobrov, l’assistant moscovite de Kandinsky de l’époque « révolutionnaire », fit son apparition entre les mains du collectionneur George Costakis. Ce document permit à Tableau avec cercle d’intégrer les registres de l’histoire de l’art, la localisation de l’original restant à ce moment-là toujours inconnue. L’œuvre elle-même fît finalement son apparition à Moscou en 1989 à la première rétrospective de Kandinsky organisée l’année de la chute du Mur de Berlin.
[…]L’attachement de l’artiste à cette œuvre ne s’est pas démenti tout au long de sa vie. Au cours des années trente, quand on constate en Europe occidentale et particulièrement en France les premières tentatives pour établir un bilan, déjà historique, de l’apparition de l’art abstrait, Kandinsky sollicité par Christian Zervos s’affaire pour obtenir des renseignements concernant son « premier tableau abstrait de 1911 » qu’il a laissé à Moscou. « C’est un grand tableau, presque carré, avec des formes très animées et une grande forme circulaire, en haut à droite… à l’époque je n’étais pas satisfait du tableau, c’est pourquoi je ne l’ai pas numéroté, et ne l’ai même pas noté dans mon catalogue privé » écrit-il en 1935 à son galeriste new-yorkais J. B. Neumann en lui demandant « s’il était possible d’obtenir une photographie du tableau » ce qui le rendrait « très heureux ». Le commentaire fournit à Neumann explique les raisons pour lesquelles le tableau ne figure pas dans les différentes « Handlist » (dites aussi « Hauskatalog ») : Kandinsky « n’était pas tout à fait satisfait « de cette peinture, mais il reconnaissait néanmoins sa place historique dans l’évolution de son œuvre. L’inscription figurant au dos du tableau met en lumière le moment historique qui fut en Russie celui d’un premier bilan de la création abstraite/non objective. À la fin de l’été 1919, ce bilan fut initié à Moscou avec le projet de l’exposition Création non objective et suprématisme qui fut la « Dixième Exposition d’État », salon officiel réalisée par la commission des arts plastiques – IZO — du Narkompros (le ministère de l’instruction publique suivant la terminologie de l’époque). Marquant une véritable césure dans l’évolution de l’art non-objectif et/ou abstrait en Russie, cette exposition fut précédée par une série de réunions tumultueuses qui virent éclater en plein jour les oppositions au sein de la mouvance non objective. Devenues suivant la définition critique de Malewicz (1918) « formalistes » et « illustratives » ces oppositions furent graduellement canalisées contre le suprématisme de Malewicz, tendance explicitement idéaliste et qui de ce fait commençait à être ouvertement combattue par la poussée matérialiste-formaliste, orientation qui peu après allait s’affirmer sous des dénominations « productivistes » et, plus tard « matérialistes-réalistes » .
[…]* * *
La première exposition du « premier tableau abstrait »
L’on ne s’étonnera pas de constater que Vassily Kandinsky a fait voisiner Improvisation 34 avec Tableau avec cercle dans l’une de ses plus ambitieuses et plus importantes expositions, exposition qui en raison de son lieu n’a pas bénéficié à ce jour de l’attention qu’elle mérite. Il s’agit de la Vesennaja vystavka (Exposition de printemps) de l’année 1914 qui eut lieu au Musée des Beaux Arts d’Odessa à partir du 25 mars. Réalisée dans un contexte qui, pour des raisons aussi bien géographiques que culturelles, échappait aux courants principaux de l’avant-garde russe la plus ambitieusement moderniste (à cette époque décidément cubo-futurriste), cette exposition se distingue par une participation de Kandinsky, sévère et pointue s’il en fut.
[…]Rejeté par les faux-modernistes et en porte à faux avec l’avant-garde cubo-futuriste, Kandinsky ne désarmait pas. Ainsi il conçut sa présentation à « l’Exposition de printemps » de 1914 de façon non moins ambitieuse et démonstrative que fut sa présentation berlinoise de l’automne 1913 au « Herbstsalon » de Herwarth Walden. Au mois d’avril 1914, il faisait figurer à Odessa cinq tableaux dont Composition VII, œuvre majeure s’il en fut, l’extraordinaire Tableau avec lignes blanches (1913), cité plus haut, le Tableau avec cercle (1911), un « Paysage », également de 1913, et la très importante Improvisation 34 de 1913, œuvre que pour des raisons stylistiques on peut placer dans le voisinage immédiat de Tableau avec cercle. À part sa participation au Salon d’automne (Herbstsalon) berlinois aucune autre exposition kandinskienne de l’époque n’avait ce caractère ambitieusement conceptuel. Il est donc indiscutable que, contre vents et marées, Vassily Kandinsky voulait affirmer en Russie haut et fort les postulats majeurs de sa création. Une année plus tard Kandinsky allait reprendre la même sélection pour l’exposition moscovite « Année 1915 ».
Andrei Nakov, Paris, 2011
Bibliographie
- « Le Premier Tableau abstrait de Kandinsky : au-delà des légendes » in Expressionismus & Expresssionismi, Berlin-Munchen 1905-1920. Der Blaue Reiter vs Brücke, catalogue d’exposition, Pinacothèque de Paris, 2011, p. 43-60
- Kandinsky, the Enigma of the first abstract painting, IRSA Publishing, Cracow, Poland, 2015, 232 pages, 86 ill. coul. et n&b, 200 × 257 mm, reliure cartonnée.
- Kandinsky, l’énigme du premier tableau abstrait, ISRA Publishing, Cracovie, 2015, 248 pages, 86 ill. coul. et n&b, 200 × 257 mm, reliure cartonnée.
- Kandinsky, secret — l’énigme du premier tableau abstrait, Les Presses du réel, Dijon, 2015, 384 pages (ill. coul. et n&b), 135 × 210 mm, broché. Où le trouver