Le retour au mythe des « saintes icônes »
La critique munichoise […] voulut expliquer « le faste de mes couleurs » par des influences byzantines. La critique russe qui presque sans exception m’injuriait en termes non parlementaires trouva que je tournais mal sous l’influence de l’art munichois. C’est alors que j’ai vu pour la première fois combien les critiques procèdent à contresens, avec ignorance et sans gène.
V. KANDINSKY, Rückblicke (Regards sur le passé), Berlin, 1913
Depuis la redécouverte occidentale du suprématisme après la Deuxième Guerre, une autre fausse interprétation de cet art purement plastique connaît une vogue « culturelle », tendant à ramener ce qui fut une innovation plastique, fondamentalement anti-traditionnaliste, à des phénomènes de quelque « tradition » banalement culturelle, tradition folklorique et pour tout dire quelque peu exotique ; les références sont ainsi amalgammées dans une « tradition » plusieurs fois séculaire, donc plus facilement acceptable. Cette vogue est non moins révisionniste, car elle détourne le regard du spectateur des postulats novateurs et proprement plastiques de la nouvelle peinture au profit de quelque vague catégorisation culturelle, grandement déviée de sa trajectoire créatrice, sinon tout à fait maquillée. Je me réfère ici au commentaire religieux-orthodoxe de l’accrochage princeps du Carré noir en décembre 1915. À ce point de rupture dramatique, rupture on ne peut plus radicale par rapport à une tradition plastique plusieurs fois séculaire, l’artiste plaça de façon fort inhabituelle, il faut le souligner, cette œuvre exceptionnelle parmi toutes les trente-neuf compositions suprématistes qui figuraient à l’exposition « 0,10 »((On remarquera qu’à ce jour les commentateurs de l’exposition « 0,10 », sous-titrée « dernière exposition futuriste », citent dans la plupart des cas – et Belting fait partie de ce nombre (cf. Belting op. cit., 1998, p. 344) – incorrectement ce titre c’est-à-dire avec un point entre le 0 et le 10 tandis qu’il figure en grand sur la couverture du catalogue de 1915 avec une virgule – « 0,10 ». L’importance de cette virgule est par ailleurs incontournable, car depuis l’été 1913 (couverture de l’anthologie futuriste TROE), elle est utilisée en tant que symbole de la révolution « trans-rationnelle ».)), sous le plafond, dans l’angle supérieur de son accrochage qui formait ainsi une sorte d’alcôve ou plutôt un cul de sac. À force d’arguments empruntés aux rites de la dévotion orthodoxe et en se référant aux « iconostases » privées qu’en Russie on trouve dans chaque « isba » paysanne, des interprètes, faisant fi de tout ce qui constitue l’essence même de la révolution non-objective de Malewicz, révolution soulignons-le exclusivement picturale, ont conclu que le peintre – pourtant polonais et de confession catholique ! – s’est tout simplement conformé à « une présentation traditionnellement orthodoxe». Basculant ainsi le geste prométhéen de l’artiste, geste révolutionnaire et iconoclaste, s’il y en eut ! et qui marquait ainsi l’avènement d’un nouvel ordre plastique vers la sphère de quelque tradition culturelle et qui à proprement parler n’était pas celle du peintre, on dépouillait ainsi son geste révolutionnaire de tout impact d’innovation.
L’utilisation métaphorique du terme d’icône fut imposée à Saint Petersbourg en janvier 1916 par le même Alexandre Benois dans le premier commentaire négatif du Carré noir((La mise entre guillements du mot « icône » par Alexandre Benois est dans ce cas significative de l’usage métaphorique fait par Benois de ce terme. Plus loin dans son texte, il insiste fortement sur le sens sacrilège qu’il confère au Carré noir de Malewicz.)). Avec l’extraordinaire facilité dialectique qui caractérisait l’esprit de Malewicz, l’artiste s’est immédiatement saisi de cette métaphore de l’icône pour en faire une arme dans son dialogue avec la critique anti-moderniste qui depuis bien d’années était hostile à toute la peinture novatrice((Une fois de plus, je renvoie à mon livre de 2007, où le sujet est développé en détail (vol. 2, chapitre 15). Dans une lettre envoyée de Paris à Kandinsky le 8 décembre 1936, Benois « avouait en toute humilité ne rien comprendre à l’art abstrait [de Kandinsky] », ceci en raison de quelque « insuffisance organique ». Il concluait que pour lui « l’avenir n’existe pas » (lettre conservée aux archives Kandinsky, Musée national d’Art moderne, Paris).)). On doit aussi souligner qu’avant 1920 Malewicz accorde peu de place dans ses textes à la tradition des icônes russes. Ce qui l’intéresse de loin plus est la peinture moderne française – Monet, Gauguin, Cézanne ou Matisse – et aussi l’art plus ancien – Cimabue, Raphaël et Michelange. On oublie surtout que cet accrochage princeps – et unique((On ne connaît pas d’autre accrochage « d’angle » de ce tableau dans la pratique du peintre.)) ! – du Carré noir doit être examiné dans le contexte d’une compétition acharnée avec Tatline qui marqua l’accrochage de l’exposition « 0,10 », à tel point que, en raison de l’affrontement entre Tatline et Malewicz, à la veille de l’ouverture on craignait que cette ouverture n’aurait pas lieu. Or à l’occasion de « 0,10 », Tatline présentait pour la première fois ses « reliefs d’angle ». Il est donc plus que plausible de comprendre que la réponse de Malewicz ne se fit pas attendre : plaçant le Carré noir dans le point focal de son accrochage, un point que fermait sinon annihilait cet angle, Malewicz a donné une réponse on ne peut plus directe à Tatline, le prophète du « matériau vrai », du matériau réel, pris au niveau de sa matérialité, la plus brute.. Le peintre fermaitl’ancienne vision perspectivique, vision post-cubiste et en conséquence mimétique d’un espace réel. Malewicz opposait à cette convention illusionniste du volume l’idéalité plane de la peinture suprématiste. Les premiers textes de Malewicz commentant le suprématisme sont suffisamment explicites à ce sujet pour ne pas mettre en doute l’interprétation proposée ici.
[…]2. Aujourd’hui, nous connaissons de cette époque de nombreux manuscrits polémiques et des notes, prises par ses élèves, textes et commentaires qui permettent d’affirmer que Malewicz doit être classé parmi les interprètes les plus pertinents de l’art moderne dans son ensemble et même que pour certains sujets il fut un interprète d’une originalité et d’une clairvoyance tout à fait exceptionnelles. En témoignent ses commentaires sur l’évolution post-cubiste de Picasso (plusieurs pages manuscrites), sa discussion avec le musicologue Leonid Sabaneev et surtout son dernier texte théorique, manuscrit « définitif » et dont il proposa en 1933 la publication à la maison d’édition « Izogiz ». Le texte qui se voulait le premier jalon d’une théorisation analytique consacrée à l’évolution de l’ensemble de l’art moderne, intitulé « Izologija »((« IZO » vient d’art plastique (izobrazitel’noe iskusstvo), abréviation (néologisme) qui acquit une grande popularité après 1918.)) était consacré à la discussion de l’impressionnisme. Le manuscrit qualifié par son auteur de « définitif » et dont il est question ici est daté du 12 octobre 1932 et s’intitule « Pratique et critique de l’ impressionnisme »((Voir la bibliographie incluse dans ce volume. On connaît deux manuscrits préliminaires de ce texte, dont le second, comportant de nombreuses corrections, est daté de « septembre 1932 ». Dans une lettre adressée le 12 décembre 1932 à Ivan Klinn, Malewicz annonce à son correspondant qu’il est « en train de terminer la révision » de son texte sur l’impressionnisme. Cette lettre fait partie du troisième ensemble de documents des anciennes archives Hardzhiev, la partie qui a échappé aux archives d’État moscovite (RGALI).)). Provoqué par le livre L’Art de l’époque du capitalisme accompli en Occident (1929), de l’historien d’art marxiste Ivan Maca((Ivan (Janosz) Maca (1893-1974) fut à ses débuts sympathisant en Hongrie des groupements avant-gardistes « Tett » et « MA ». Ayant pris part à la « République Communiste » hongroise, il émigra après sa chute en URSS en 1923 où, la même année, il deviendra membre du parti communiste soviétique. À partir de 1930, il fut professeur à l’université de Moscou. Il fut également membre de l’association « Octobre », mouvement patronné officiellement par le pouvoir communiste.
En 1926, il publiait le livre L’Art contemporain en Europe. En 1933, c’est à lui que l’on confia la rédaction de l’anthologie L’Art soviétique des quinze dernières années, volume fondé sur la critique marxiste de l’art moderne et qui clôt officiellement la période novatrice des arts plastiques en Russie. En 1930 il devait publier un volume intitulé « Essais d’une histoire de l’art théorique ». Il était en conséquence l’exposant officiel de la nouvelle doctrine esthétique, promue dogme officiel en avril 1932. Son livre de 1929 fut richement illustré en noir et blanc. Présenté comme le 6ème volume d’une nouvelle histoire de l’art qui se proposait de couvrir « toutes les époques, de la préhistoire au jour présent », ce volume fut le premier et le seul de la série à paraître.)), le texte de Malewicz se présente comme une réfutation argumentée des positions sociologiques, positions gravement anti-modernistes de ce critique marxiste, membre attitré de la nouvelle « Académie communiste » (Kom-akademia), et dont le volume fort de 256 pages se voulait l’exemple-type de la nouvelle gnose « sociologique » (c’est-à-dire matérialiste). L’ouvrage de Maca était d’autant plus provocant qu’il couvrait thématiquement l’ensemble de l’art moderne, y compris les derniers mouvements avant-gardistes dada et constructivisme. Si le Bauhaus et le fonctionnalisme y figuraient en bonne place, le suprématisme n’était abordé qu’occasionnellement, par périphrase, car l’anathème jetéé sur l’esthétique de Malewicz était mise en place dès son retour du voyage à Berlin, retour qui en septembre 1927 fut suivi d’un premier emprisonnement de deux semaines.
Si en 1926 au cours des discussions publiques, il était souvent arrivé que Malewicz s’empoigne publiquement avec les nouveaux « sociologues » (obligatoirement marxistes), dans le manuscrit rédigé en 1932 l’artiste fournissait une argumentation nourrie et qui au-delà d’une polémique au premier degré
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