Cela fait 4 ans que je me suis activement engagé dans la défense juridique de l’œuvre d’Alexandra Exter, ce en mon nom propre et surtout en tant que Président de l’Association Alexandra Exter.
La réflexion sur la situation actuelle de l’œuvre d’art face à l’invasion exponentielle des contrefaçons m’a conduit à certaines conclusions dramatiques quant à l’avenir légal du droit moral et, à partir de là, face à la question de survie de l’intégrité de la création artistique. Dominé par la communication numérique et par une évolution sociale qui traite l’art de plus en plus en tant que simple marchandise, la survie de nombreuses œuvres est proprement menacée.
Au cours de l’année passée j’ai essayé de contacter des collègues américains qui doivent faire face aux mêmes difficultés. La menace de procédures juridiques et surtout celle des coûts exorbitants qui leurs sont attenants a éloigné aux USA de leur action fondamentale de nombreux comités et défense (voir les exemples d’Andy Warhol, Barnett Newman et autres) et encore plus des critiques et historiens d’art indépendants de leur engagement fondamental, les préoccupations morales étant – ipso facto et surtout par contrainte – mis en sourdine.
La gravité de cette situation a abouti dernièrement à un silence assourdissant, impasse dont on juge encore mal la gravité. Le monde du bas commerce est en train de gagner sa lutte sournoise face aux buts idéalistes qui sont à la base de toute création artistique digne de ce nom.
Un récent scandale qui s’est produit en Allemagne il y a une semaine à peine et dont on peut suivre les développements au jour le jour dans la presse de ce pays a appelé de ma part les considérations que l’on va lire.
Je livre ici la version originale, en langue française, d’un texte que j’ai écrit en réponse à certaines questions qui m’on été posées par divers média allemands et la rédaction du journal Die Süddetsche Zeitung de Munich en particulier.
(La version allemande de ce texte est parue dans le numéro de la Süddeutsche Zeitung, daté du 22 juin, p.16 sous le titre « Das Kunstwerk : ein Produkt wie andere »).
Les premières nouvelles à ce sujet sont fournies par le communiqué de la Police allemande de Wiesbaden (BKA : Bundes Kriminalamt) en date du 13 juin que l’on lira ici également : Communiqué de presse de la BKA en allemand
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La situation actuelle demande des nouvelles mesures pour la défense de l’art
Constatation préliminaire
L’âge des contrefaçons artisanales (le cas célèbre de Jan van Meegeren) appartient désormais à l’histoire. Nous sommes entrés dans l’âge numérique ; la production de contrefaçons s’y est accommodée à merveille.
Au cours des dix dernières années la production des contrefaçons artistiques dans le domaine de l’avant-garde russe a pris des dimensions particulièrement inédites, celles-ci résultant de l’augmentation historique de la masse monétaire au niveau mondial (nouveaux marchés – Moyen Orient, Russie, Asie) : en a résulté une augmentation exponentielle de la demande (appel du marché d’art) d’œuvres d’art modernes.
• le manque de documentation fiable pour les œuvres d’art de l’avant-garde russe, résultat de la sévère censure soviétique (destruction d’œuvres, des personnes, des archives) facilite la propulsion de fausses provenances et des fausses informations (des archives restent encore difficiles d’accès). En dehors de la Russie les barrières linguistique et culturelle (méconnaissance de la spécificité des sources) fonctionnent toujours.
• le manque de professionnels qualifiés, car l’histoire de l’art a été non moins victimisée par la censure totalitaire. Ce vide a été comblé en Europe et aux USA par la promotion des faux « experts », historiens de l’art de bas étage et à la moralité défaillante. Ils constituent le support logistique du commerce des faux. On rappellera que dans le domaine des arts visuels il faut au moins deux générations pour créer une couche de vrais spécialistes.
• l’évolution des techniques de diffusion (Internet) et de reproduction (le logiciel « Photoshop ») ainsi que la fabrication perfectionnée des fausses archives, difficiles à vérifier (barrières linguistique et géographique). Ce domaine a pris dernièrement un essor et un degré de sophistication tout à fait particulier (je pourrais donner de nombreux exemples).
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Au cours des dernières années l’industrie du faux a ajusté ses méthodes aux pratiques commerciales de la « grande diffusion ». La mise sur le marché de l’art de faux s’est perfectionnée professionnellement en utilisant des pratiques dont la base juridique semble avoir été particulièrement bien étudiée. Ainsi les diffuseurs des faux s’abritent aujourd’hui derrière des formules elliptiques soigneusement élaborées. Ceci leur permet d’éviter la responsabilité pénale et financière qui incomberait aux experts dignes de ce nom. On citera juste pour l’exemple les annonces trompeuses de « catalogues raisonnés » (toujours « en préparation » !), annonces dénuées de tout fondement scientifique (études d’archives, études techniques, radiographies etc.), et que l’on pourrait qualifier sans autre de simple « publicité mensongère ». Il y aurait bien d’autres.
La production de fausses preuves, également perfectionnée, se développe dangereusement.
Le perfectionnement de la préparation juridique concerne aussi l’élaboration de provenances imaginaires et des expertises pseudo-scientifiques, les dernières se limitant à confirmer des attributions… « possibles », donc irréelles. Cet arsenal logistique sert aux pseudo-experts à la rédaction de confirmations fictives qui grâce aux possibilités offertes par la technique du « copié-collé » se démultiplient à l’infini. La masse de faux arguments crée ainsi un écran de fumée derrière lequel les faussaires s’abritent fort judicieusement.
Le vide juridique auquel les vrais historiens d’art et connaisseurs (très rares) font face s’est aggravé par le fait qu’aujourd’hui l’industrie juridique fournit aux faussaires de grandes possibilités de défense dont ils peuvent sans difficulté assumer le cout ce qui n’est pas le cas des défenseurs de l’authenticité du message artistique.
Last but not least
La dévaluation de la création artistique au rang de simple produit commercial ouvre les portes des litiges commerciaux. Les derniers ne tiennent pas compte de la spécificité de l’art, car depuis plusieurs décennies l’art se trouve confiné dans la catégorie du simple « produit » commercialisable (surtout aux USA), donc il est privé de sa valeur spécifique, essentielle : le principe de création personnelle, originale, unique.
Cette dégradation commerciale avantage les seuls commerçants et s’exerce au détriment des personnes qui émettent des opinions personnelles, des opinions indépendantes qui tiennent précisément compte de la valeur artistique de l’œuvre. Le domaine de l’attribution des œuvres, donc celui de leur authenticité est le premier et le plus important à en souffrir. Les historiens et critiques d’art sont les perdants immédiats de cette situation. De par la menace des répercussions pécuniaires ils se trouvent tout simplement censurés. Par la force du bâton de l’argent (voir la situation actuelle aux USA où de nombreux comités d’experts abandonnent tout simplement leur travail en raison des frais légaux) ils sont éliminés de la discussion, ce qui convient parfaitement aux faussaires.
De là résulte l’importance du respect du « droit moral » dont le rayonnement est fort limité, tandis qu’au contraire au-delà des seuls héritiers directs de l’artiste il devrait être élargi à toute personne qualifiée qui de façon désintéressée voudrait défendre l’intégrité de la création d’un artiste, d’une œuvre etc. Au moins les historiens d’art et les connaisseurs, que la justice française appelle les « sachants » devraient trouver dans cet élargissement protection et support de leurs actions qui sont de par leur nature désintéressées.
Si l’on ajoute que le « droit moral » n’est pas uniformément respecté au-delà des frontières du pays où il a été établi ( si jamais) je conclurai qu’une révision des possibilités de la défense de l’intégrité du message historique d’une création ne pourraient que bénéficier de l’élargissement du « droit moral » et surtout de son respect au-delà des frontières du pays où il a été établi, au moins en Europe et aux USA où se trouvent pour le moment les places fortes du marché de l’art et où , par conséquence, fleurissent les activités des faussaires.
La dimension internationale qu’a prise le marché de l’art, ceci internationalisant celle de la fraude me semble imposer sans tarder la création d’une agence – dans un premier temps européenne – de la répression de cette fraude.
L’utilisation vicieuse du levier financier/juridique par les faussaires appelle à des sanctions plus fortes envers ces faussaires qui en l’espace de quelques petites années arrivent à amasser des véritables fortunes. En conséquence il me semble indispensable de réfléchir aux dédommagements plus substantiels des victimes (ayants droit, associations de défense, historiens de l’art, critiques etc.) qui ne peuvent pas supporter des frais juridiques totalement disproportionnés par rapport à leur statut économique.
Andrei Nakov, président de l’Association Alexandra Exter, Paris
Professeur associé (histoire de l’art moderne)
Maison des Sciences de l’Homme, Université Paris-Diderot
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