Jusqu’au début des années soixante-dix, l’œuvre d’Alexandre Bogomazov est restée ignorée non seulement par l’histoire de l’art occidental mais aussi par celle russe et ukrainienne. À la fin de l’année 1973, grâce à l’entremise de collègues ukrainiens de Kiev, A. Nakov pu accéder à l’atelier de cet artiste qui, à l’époque, se trouvait aux mains de sa veuve. Impressionné par la qualité proprement picturale de l’œuvre futuriste de cet artiste, il en parla à plusieurs occasions et publia les premières brèves études consacrées à cet artiste (1973, 1977, 1992) en Europe occidentale et en Russie. Suite à la chute du mur de Berlin, une exposition de cette œuvre devint possible. Elle fut réalisée en 1991 au Musée d’art moderne de Toulouse, dont le directeur Alain Mousseigne partagea non seulement l’enthousiasme d’Andréi Nakov pour Bogomazov mais fit tous les efforts possibles pour présenter cette œuvre dans les musées. Ce fut par ailleurs la première exposition posthume de cet artiste. Encouragées par les succès obtenus en France, les autorités ukrainiennes reprirent à ce moment le flambeau et présentèrent la même exposition à Kiev. Depuis cette date, plusieurs publications ont vu le jour en Ukraine tandis que des œuvres de cet artiste ont intégré des collections publiques russes et occidentales. Le catalogue de l’exposition de Toulouse rédigé par A. Nakov contient entre autres la traduction du traité théorique de l’artiste La peinture et ses éléments, texte auquel la pertinence analytique confère une indéniable importance dans l’histoire de l’art moderne.
Texte consacré à Bogomazov extrait du Dictionnaire d’art moderne et contemporain, éd. Hazan, Paris, 1992.
Le parcours artistique de ce peintre ukrainien offre un des rares exemples de création futuriste pure réalisée en dehors de l’influence du cubisme. à cette exception près, son évolution s’apparente étonnement à celle de Boccioni-peintre. L’œuvre de Bogomazov entre 1908 et 1914 n’a pas dépassé de son vivant les limites de sa ville natale, c’est pourquoi il est resté méconnu en dehors de Kiev jusqu’en 1973, quand certaines de ses peintures futuristes furent incluses dans l’exposition « Tatlin’s Dream », Londres.
Le chemin pictural de ce peintre d’une grande originalité commence avec une importante série d’œuvres symbolistes (portraits, paysages) et dont le style pictural se situe dans la descendance du pointillisme. Son sens aigu de l’expression coloriste le conduit à réaliser vers 1910 des œuvres que l’on pourrait décrire comme fauves ou expressionnistes. Elles se situent dans la descendance de l’école russe de Munich (Kandinsky, Jawlensky), dont les premières manifestations russes ont lieu dans le cadre du célèbre salon « d’Izdebski » à Odessa. À l’instar de Kandinsky, la création picturale de Bogomazov est animée par une profonde spiritualisation du visible. Il attribue aux formes une puissance dynamique et une charge symbolique (vitaliste) hautement subjective, ce qui lui permet de dépasser rapidement les limites de la narration descriptive de type réaliste. Ses scènes urbaines et paysages de montagnes contiennent la même charge spirituelle et une puissance dynamique qui le rapproche en touts points de la création de Franz Marc, œuvre avec laquelle il n’a pourtant aucun lien direct.
L’œuvre de Bogomazov des années 1913 à 1915 est de nature purement futuriste : on y distingue la puissance des objets éclatés qui laissent aux formes abstraites la possibilité d’apparaître. En 1914, année décisive pour l’émancipation de sa vision plastique, Bogomazov rédige un traité théorique intitulé « La peinture et ses éléments ». La tonalité lyrique et l’orientation philosophique de ce traité permettent de le rapprocher des orientations esthétiques de Kandinsky telles qu’exprimées dans Du spirituel dans l’art (1911). On doit noter également qu’en toute indépendance de Malevitch, là apparaît pour la première fois dans la théorie picturale de notre siècle l’image symbolique d’un carré noir conçu en tant que « totalité des signes de l’art ».
Durant les années 1914-1917 l’artiste effectue plusieurs séjours au Caucase, où il occupe un modeste poste de professeur de dessin. Ceci lui permet de survivre matériellement et de soigner une santé fragile. Il est de retour à Kiev au moment de la guerre civile. Son art et l’aura de sa personnalité le portent en 1922 à accéder au poste de professeur à l’Institut d’art de cette ville, institution qui s’honore à la fin des années vingt par des professeurs aussi célèbres que Tatlin et Malevitch. Dans la deuxième moitié des années vingt, Bogomazov reviendra à une expression figurative que l’on pouvait définir comme post-futuriste.
L’œuvre la plus connue de cette période s’intitule « Les scieurs de bois ». Cette composition pour laquelle on connait des études préparatoires échelonnées sur plusieurs années représente des personnages géométrisés et quelque peu dématérialisés. La charge symbolique du sujet évidente de ces œuvres réalisés à la fin de sa vie, réaffirme l’une des constantes de son œuvre.
La peinture de cet artiste dans la période 1913-1917 constitue un des sommets de la tendance symboliste futuriste et en ceci n’a pas d’égal en Russie. Les deux seules œuvres qui viennent à l’esprit devant les meilleures peintures de Bogomazov sont celles de Boccioni et de Franz Marc.
Bibl. :
• cat. exp. Ukrajinska Avangarda 1910 – 1930 (Avant-garde ukrainienne : 1910 – 1930), Musée d’art Moderne, Zagreb, 1990-1991 ;
• Alexandre Bogomazov, cat. exp. Musée d’Art Moderne, Toulouse, 1991.
Bibliographie
- Ot futuristiceskoj ekspressii k konstruktivnomu formalizmu (De l’expression futuriste au formalisme constructiviste – A. Bogomazov) in Iskusstvo n° 1/93 Moscou, 1993, p. 69-73.
- Voir également Bibliographie générale : 1991