Intéressé depuis le début de son travail dans le domaine de l’art moderne par Dada et le dadaïsme, Andréi Nakov orientait ses recherches vers la création des artistes allemands de Hanovre et de Berlin : Kurt Schwitters, Raoul Haussmann, Hannah Hoech, Johannes Baader et Dada à Berlin en particulier. À la fin des années 60, de nombreuses personnes qui avaient pris une part active à l’aventure dadaïste étaient toujours vivantes et c’est grâce à elles que des rapports établis avec les amis et les familles de Stephan et Franciska Themerson, Hans Richter, Schwitters, Baader, Picabia,… ont été les premières sources directes dans son travail sur Dada.
Grâce à ses fréquentes visites chez Hannah Hoech, et en raison des séjours prolongés liés à son travail à la National galerie de Berlin, il découvrait dans cette ville en 1976 les restes des archives de Johannes Baader (1875-1955). Sauvé in extremis de la destruction, cet ensemble dont la conservation demanda de nombreuses années de travail aux restaurateurs de la Bibliothèque Nationale comprend des documents personnels et artistiques, textes inédits, correspondances, etc. Par la suite, cet ensemble s’est enrichi des documents provenant de la famille de l’artiste ainsi que ceux du dernier lieu de séjour bavarois de Johannes Baader.
Dans l’avenir, elles feront l’objet d’une publication monographique.
Andréi Nakov a déjà publié plusieurs textes sur Dada (voir Bibliographie 1974, 1977, 1982, 1984, 1992, 1994 – texte consacré à Raoul Hausman, 2005).
A. Nakov a organisé deux importantes expositions consacrées au dadaïsme (Londres en 1984 et Japon-Espagne en 1988 et 1989). En 1977, il a également participé à l’organisation de la section dadaïste de l’exposition « Tendenzen der Zwanzige Jahre » (Tendances des années vingt), présentée à Berlin à la National Galerie et à l’Akademie der Künste.
En 2005, il participa à l’exposition Dada du Centre Georges Pompidou (voir bibliographie 2005)
Dictionnaire d’art moderne et contemporain
Ci-dessous, la notice « Dada » rédigée par Andréi Nakov pour le dictionnaire édité chez Hazan, Paris, 1992.
Le mouvement dadaïste prend ses racines dans la contestation artistique (futurisme et expressionnisme) apparue au cours des années précédant la Première Guerre mondiale. L’attitude subversive et la vive réaction anti-culturelle qui sont le propre de l’action dadaïste ont pendant de longues décennies éclipsé aux yeux de la critique traditionnelle, qui fut la première à être visée, l’apport profondément novateur de la création dadaïste. Pourtant, en Europe occidentale, c’est au renouveau dadaïste que l’on doit l’apparition de la poésie phonétique, celle du photogramme et de l’assemblage poly-matériel, le développement du photomontage et celui de l’action (le happening), qui fut élevée au niveau du genre artistique autonome.
La compréhension du dadaïsme fut obscurcie par l’amalgame dadaïsme-surréalisme qui régna pendant plusieurs décennies dans l’histoire de l’art, telle que façonnée après la Deuxième Guerre en France et aux USA. Cette confusion résulta en partie de l’assimilation acritique de l’exposition d’Alfred Barr, Fantastic Art, Dada Surrealism (MOMA, New York 1936) et surtout de l’action récupératrice des surréalistes parisiens. Rejeté très tôt, dès 1921, par le milieu dadaïste, André Breton fit admettre auprès d’un aréopage idolâtre la thèse d’un mouvement dada servant en quelque sorte d’antichambre à l’épopée surréaliste, dont il se voulait le régisseur unique. La réalité fut toute autre. Sans diminuer l’intérêt du surréalisme, on se doit de souligner l’originalité du dadaïsme, sa richesse et surtout une problématique en tous points éloignée de celle du surréalisme. Dans le domaine des arts plastiques, la confusion fut possible à Paris car Max Ernst, artiste dont l’œuvre servit de départ à la peinture surréaliste parisienne fut, à ses débuts, dadaïste. L’exaltation d’une primauté (forcée) de la tradition littéraire à laquelle s’attache l’esthétique de Breton fit le reste.
Le mouvement dadaïste naît à Zurich en 1916 dans la tourmente de la guerre. Là trouvent refuge peintres, écrivains et hommes de théâtre de divers pays. Les idées munichoises d’un art abstrait attaché aux valeurs spirituelles (Hugo Ball) côtoient celles du deuxième stade du futurisme italien (poésie onomatopéique et « théâtre de la surprise »). On doit y ajouter sur le plan strictement formel les suites du cubisme synthétique, dont la leçon conduisant à l’art abstrait est déjà comprise par Hans Arp et van Rees. À l’instigation de Hugo Ball les premières soirées « subversives » ont lieu au Cabaret Voltaire. L’étincelle créatrice du jeune émigré roumain Tristan Tzara permettra l’éclosion du premier groupe dadaïste, dont il apparaît à Zurich comme l’organisateur et le théoricien.
Le choix du mot « dada », inventé au hasard des promenades dans le dictionnaire symbolise la démarche iconoclaste des jeunes artistes. Adopté de façon on ne peut plus aléatoire, ce mot ne signifie rien. A priori, il désigne cet art-à-venir, cet art dont le principe constitutif se veut sans référence au monde ancien et dont la matière se constitue de fragments de la langue, de même que les assemblages dadaïstes se constitueront des débris de la vie réelle. Cette vie réelle à laquelle l’art académique avait opposé une fin de non recevoir dans son Olympe, cette vie chantée par Apollinaire et si avilie par l’hécatombe de la guerre, se trouve ainsi revalorisée, anoblie. Le propre de l’action dadaïste c’est d’élever la réalité du monde « banal » au niveau de matériau de l’art. Ceci a lieu dans tous les domaines de l’art, car dada s’intéresse aussi bien aux arts plastiques qu’à la photographie, à la poésie, à la lumière et au théâtre. Cette revalorisation du matériau, cette démocratisation de l’art conduit à l’abolition des genres : les limites entre la peinture et la sculpture sont abolies, l’art « décoratif » cesse d’être une catégorie « subalterne », de même que disparaissent les frontières entre la danse et le théâtre, celles qui séparent la musique et la poésie. La narration « réaliste » liée à l’image d’un monde dit « réel » une fois abolie, la plastique dadaïste, aspirant vers l’art abstrait, dépasse cette catégorie également. Au-delà des systèmes absolutistes de la première abstraction (Kandinsky, Malevitch, Mondrian), attachée à l’élaboration de gnoses universelles, dada s’applique à mettre en valeur la personnalité de chaque fragment de la vie, car la vie est précieuse à tout moment, elle vaut la peine d’être vécue dans chacune de ses parcelles, chaque détail ou débris est précieux, car il peut signifier le tout. Le fragment traduit mieux la nature du monde (sa totalité) que l’image patiemment élaborée des signes idéaux desquels dépendait la validité du langage artistique des époques précédentes. De là découle l’attention portée au matériau dans sa réalité la plus infime : le fragment dont on exalte la valeur texturale, la syllabe dont on chante le rythme, le plus petit fragment d’objet ou l’objet trouvé dont on apprécie la valeur absolue. L’assemblage poly-matériel qui à ses débuts futuristes avait obéit à des valeurs symboliques liées à la réalité mimétique (Boccioni) et s’était exprimé par le biais de la fragmentation cubiste des formes (Archipenko) et plus tard non-objective (Tatlin), conquière grâce aux dadaïstes les régions de l’accidentel. L’inconscient non seulement reçoit droit à la cité dans l’art, mais il en devient en quelque sorte le régisseur. La pratique du collage et d’assemblage sera poussée au niveau du style. À partir de 1916, elle devient une des constantes de la production dadaïste pour s’épanouir dès 1919 dans des œuvres aussi souveraines que celle de Schwitters.
La nouvelle attitude par rapport au langage conduit les dadaïstes au poème phonétique (Ball dès 1916, Hausmann en 1918 et plus tard Schwitters). La manipulation du matériau brut porte Schad à l’invention du photogramme, technique qui reçoit ses lettres de noblesse dans la pratique de Man Ray. Son premier recueil important Les Champs Délicieux voie le jour en 1922 avec une préface lumineuse de Tzara. Hausmann, toujours à l’affût des nouveautés s’intéresse aussi à cette technique de l’image, tandis que Moholy-Nagy conduira ce procédé aux sommets du constructivisme. La peinture, cette pratique qui symbolise l’idolâtrie académique de la représentation figurée, codifiée par des siècles de pratique mimétique, est attaquée de plein fouet par la contestation dadaïste. Une peinture dadaïste au sens stricte du terme n’existera pas. On lui substitue d’un côté le collage (de même que l’on substitue à la sculpture l’assemblage monumental), tandis que la valeur de figuration est remise en question par une attitude « anti-picturaliste », iconoclaste à l’origine de ses procédés et anti-sublimative par ses sujets. La pratique artisanale, sublimée dans l’exaltation de la touche (impressionniste ou fauvisme), cette « signature de l’artiste » est rejetée. On lui oppose l’exécution mécaniste. Le discours dadaïste se sert en peinture d’images techniques exécutées de façon mécaniste (Picabia, Duchamp, Hausmann). La glorification sarcastique de la machine, cette « fille née sans mère » (Picabia) élimine pendant un bref laps de temps le sujet traditionnel, auquel fauves et expressionnistes avaient redonné de la vigueur sublimative (Kandinsky, Marc). Elle est également abandonnée au profit de l’accident, élevé au niveau de procédé stylistique.
La remise en question des valeurs sociales et morales se traduit en peinture par le questionnement du symbole figuratif : une tâche d’encre sera signée par Picabia « La Sainte Vierge », tandis que Duchamp expose en 1917 un urinoir qu’il accompagne du titre « Fontaine ». Cette attaque globale des valeurs de l’ordre socio-culturel conduit les dadaïstes à entreprendre un grand nombre d’actions : anti-littéraires à Paris (« Le Procès Barrès », 1921) ou politiques à Berlin (Baader). Les débuts zurichois de dada s’accompagnent d’une profusion de publications, parmi lesquelles les plus importantes sont associées aux noms de Hugo Ball et surtout à celui de Tristan Tzara (la revue Dada), écrivain, poète et critique d’une qualité hors pair. Les échos du mouvement dada zurichois étant parvenus jusqu’à la France, Francis Picabia entre en contact avec Tzara et le fait venir à Paris en 1919. C’est le début du mouvement dadaïste parisien. Ce mouvement sera de courte durée car, dès le milieu de 1921, Tzara prend ses distances par rapport à Breton, qui en 1920 et en 1921 apparaît comme la cheville ouvrière du groupe parisien.
Le propre de l’action dadaïste, c’est le manifeste. Les dadaïstes rédigent une grande quantité de proclamations (tracts ou manifestes) qui paraissent dans des publications éphémères. Un festival dada a lieu à Paris en mai 1920. Il sera suivi en 1921 d’un « Salon dada » à la galerie Montaigne. Ce salon marque le sommet du dadaïsme parisien et en même temps le début de sa fin. En fait, les activités dadaïstes françaises sont dès le début minées par l’attachement littéraire de Breton. Tout au long de sa vie, il sera fidèle à une vision classicisante de la littérature, de même qu’il soutiendra le primat de cette dernière sur la peinture. Cette position culturelle, issue de la tradition française à laquelle Breton est profondément attaché, contredit dans le fond les nouvelles aspirations des arts plastiques du siècle. Elle sera fatale à l’esthétique picturale de Breton et conduira très rapidement à l’éclosion du surréalisme, courant foncièrement traditionaliste par le procédé de figuration qui se trouve à la base de son système de valeurs plastiques.
Tout autre est la position des dadaïstes allemands. Les contacts entre Zurich et Berlin sont établis dès 1918 grâce à l’arrivée dans cette ville de Huelsenbeck. Il trouve là un milieu moderniste fertile et surtout le tandem révolutionnaire Baader-Hausmann. À ces deux créateurs, on doit la fondation du « Club dada » berlinois (1918) ainsi que la plupart des actions dadaïstes.
C’est à Berlin que les plus imposantes manifestations du dadaïsme plastique ont lieu : il s’agit de l’exposition des collages de Schwitters à la galerie « Der Sturm » (1919), exposition à l’occasion de laquelle il publie son manifeste de la « peinture Merz », ainsi que l’exposition du printemps 1920, dite « Foire dada ». À cette manifestation qui marque l’apogée du mouvement dadaïste berlinois, triomphent les photomontages de Hausmann et ceux de Grosz, de même qu’un monumental assemblage de Baader intitulé « Grandeur et décadence de l’Allemagne ». L’exposition est suivie de la publication de l’Almanach Dada de Huelsenbeck, publication qui malgré les manipulations récupératrices de Huelsenbeck favorise la connaissance du mouvement dadaïste. Le photomontage, ayant reçu ses lettres de noblesse à cette exposition, prolifère par la suite dans l’œuvre politique de Heartfield, tandis que le collage et l’assemblage abstraits s’épanouissent dans la création de Schwitters. Cet artiste, attaché aux valeurs lyriques d’une création expressionniste par le contenu et abstraite par sa forme, est moins enclin aux actions politiques que ses collègues berlinois. Tout en entretenant une chaleureuse amitié avec Hausmann et Hannah Hoech, il ne sera jamais accepté – officiellement – à faire partie du groupe. Installé à Hanovre, il crée son propre univers plastique auquel il donne le nom de « Merz ».Schwitters est certainement l’artiste qui incarne au mieux l’idéal dadaïste. Grâce à son émigration anglaise, les grains de la pratique dadaïste seront portés outre-Manche et plus tard outre-Atlantique. Il sera le père spirituel du pop-art anglais de même qu’il l’a été pour le pop-art new-yorkais, pour la naissance duquel son exposition à la galerie Sidney Janis (1947-1948) s’avère capitale.
Le rayonnement du dadaïsme allemand atteint au début des années vingt la Belgique et la Hollande, celui du milieu parisien est répercuté en Pologne (manifestes de Witkiewicz) et en Serbie (Dada Jok de Branko Poljanski). Au cours des années 1917-1919, Cologne connaîtra également des activités dadaïstes. Max Ernst sera à un certain moment la figure principale de cette agitation artistique. Son départ pour Paris met fin à cet épisode rhénan du dadaïsme. En Russie un mouvement de type dadaïste voit également le jour après la Révolution d’Octobre. Cette mouvance, peu structurée, se compose des « futuristes de la vie » (Goltzschmidt) et des « rienistes » (les nitchevoki), mais leurs créations se limitent aux actions éphémères et ne touchent pas le domaine des arts plastiques.
Au milieu des années vingt l’esthétique dadaïste trouvera un prolongement fructueux dans le champ de la poésie : le groupe Oberiu (entre autres le poète Harms), actif à Petrograd au milieu des années vingt, bénéficiera du support ouvert de Malevitch et de l’Institut de Culture Artistique qu’il dirige. Parmi les meilleurs résultats de l’œuvre dadaïste on se doit de distinguer la production artistique de Tzara, celle de Picabia, de même que les textes de Ribemont-Dessaignes, les manifestes de Baader et Hausmann et les prises de position théoriques et poétiques de Kurt Schwitters.
Post scriptum
Dada à New York
Le groupe dadaïste de New York se constitue très tôt. Il gravite autour de la galerie « 291 » du photographe Stieglitz. L’arrivée en 1915 dans cette ville de Marcel Duchamp et de Picabia constitue le véritable départ des activités de type dadaïstes. Ceci permettra la découverte d’un talent authentiquement américain – le peintre et photographe Man Ray. Son départ pour Paris mettra fin au dadaïsme américain. Au-delà de quelques publications éphémères, dada américain accuse un prolongement dans les activités de Marchel Duchamp dont l’œuvre trouvera là des véritables admirateurs : Arensberg et Dreier. Ils lui permettront de s’épanouir lentement jusqu’au milieu des années vingt. Les activités de la Première Guerre seront responsables d’un autre voyage – touristique il est vrai – des idées dadaïstes. Réfugié des la fin de 1916 à Barcelone, Picabia fait vivre dans un milieu amical les idées du « Cabaret Voltaire ». En résultera la revue « 391 », des feuilles de route qui marquent les péripéties d’une génération artistique franchement hostile à la folie de la guerre et étrangère à l’hystérie nationaliste qui en résultera. Pour comprendre la liberté de ces créateurs par rapport à la camisole de force nationaliste, il suffit de lire les passages enragés que Hitler consacrera au dadaïsme dans son livre « Mein Kampf » (1924), un baromètre qui ne trompe pas quant à la valeur profondément novatrice du mouvement dadaïste.
Bibl. :
Sanouillet M., Dada à Paris, Paris, 1965
Rubin W., Dada and Surrealist Art, New York, 1968 (éd. fr. 1976)
Schwarz A., New York Dada, cat. exp. Munich, 1974
Schippers K., Holland Dada, Amsterdam, 1974
Lemoine S., Dada, Paris, 1986 Bergius H., Das Lachen Dadas, Berlin, 1989
Dachy M., Journal du Mouvement Dada, Genève, 1989
Catalogues d’exposition :
Dada and Surrealism reviewed, Arts Council, Londres, 1978
Dada in Zürich, cat. exp. éd. par H. Szeeman, Zürich, 1985
Bibliographie
- Resurrecting Dada in Studio International, Summer 1974, p. 57.
- (Da)Da = Njet, Dada Russland in catalogue Tendenzen der Zwanziger Jahre, Berlin 1977, p. 3-96 et 3‑99
- Dada me cause un malaise intolérable… in catalogue Dada-Constructivism, The Janus Face of the Twenties, Annely Juda Fine Art, London, 1984, p. 7-32.
- Plusieurs articles concernant l’art russe, le futurisme, le constructivisme et dada in Dictionnaire de l’Art Moderne et Contemporain, éditions Hazan, Paris.
- Dada est une disposition spitiruelle in Raoul Hausmann, catalogue d’exposition Musée d’Art. Voir également Bibliographie générale : 1982