Le 5 août le journal Le Monde publiait sous la plume de Philippe Dagen un article consacré au tableau Quadrilatère de Kazimir Malewicz (dit par la suite Carré noir ou encore, récemment en français, Quadrangle). Ph. Dagen se réfère de façon incorrecte au titre descriptif « Carré noir sur fond blanc », titre passablement anti-moderniste comme je l’ai expliqué à plusieurs reprises et que l’artiste n’a jamais utilisé de son vivant. Passons sur cette première erreur d’interprétation.
Ce texte de vulgarisation ne mériterait pas un commentaire si ce n’est le grand tirage du quotidien parisien dont la réputation dans d’autres domaines que celui de l’art est plutôt bien établi. En conséquence, il me semble utile de relever la présence de certains clichés anti-modernistes récurrents et non moins graves, ainsi que des erreurs factuelles, et non des moindres, que cet article véhicule.
Ceci commence avec l’orthographe du nom de l’artiste dont l’auteur du texte limite la transcription du cyrillique aux seuls lexiques français et anglais, tandis qu’en Europe il y aurait au moins une demi-douzaine d’autres. Mais l’essentiel n’est pas là; Dagen ignore qu’à l’origine se trouve le nom polonais de l’artiste – Malewicz (donc en caractères latins, un nom qui dans la langue maternelle de l’artiste a une haute charge symbolique), et qui à un certain moment – autour de 1909 – fut russifié à Moscou en cyrillique. On trouve pourtant la signature polonaise de Malewicz au dos de nombreuses œuvres de toutes périodes y compris la période suprématiste. Comme je l’ai écrit déjà en 1975, c’est du lexique polonais qu’il a également extrait le mot « Suprématisme » et ce n’est pas peu de chose.
Dagen fait « émigrer » en 1863 la famille Malewicz « en Ukraine », ignorant que cette famille n’a pas « émigré » mais que ce sont les frontières étatiques de leur lieu de résidence dans la partie orientale de ce qu’était la Pologne d’alors (état démembré et sous domination tsariste) qui ont valsé allégrement à l’époque et ce jusqu’en 1920 date de la création administrative de l’état ukrainien.
On passerait sur ces détails historiques si ce n’était pas le début d’un ramassis d’erreurs et de clichés anti-modernistes (par exemple l’obsession « géométrique » dans laquelle on enferme depuis plusieurs décennies le suprématisme). Ainsi, sous la plume agile de cet auteur, vient l’inévitable « référence à l’icône » orthodoxe, car Dagen, comme beaucoup d’autres (surtout des slavistes russophiles, peu au fait de l’art moderne) ignore que Malewicz de même que toute sa famille étaient catholiques polonais et qu’au moment de la naissance de l’artiste et jusqu’à la chute de l’Empire russe restaient toujours inscrits sur la liste impériale (russe) de la « noblesse polonaise », habitant la Russie.
En liaison avec la première exposition (1915) de cette œuvre révolutionnaire, le Quadrilatère, dit par la suite Carré Noir, vient évidemment l’inévitable référence à l’iconostase, emprunt erroné à un texte de Kandinsky de 1913, comme je l’ai expliqué encore dernièrement (en 2013 dans mon livre sur Malewicz – Malevic Scritti publié par les éditions Mimesis de Milan) et il y a deux ans de nouveau dans mon livre sur Kandinsky (L’énigme du premier tableau abstrait).
Ainsi le tour est joué : on ne doit pas se poser la question du sens plastique du Carré noir, c’est tout simplement une simple suite de l’icône byzantine… La problématique de l’art moderne et en particulier l’explosion créatrice de années 1913-1915 sont ainsi éliminées de la discussion; leur accès analytique est occulté par une (pseudo) référence historique. On peut dormir tranquille.
Glissant sur d’autres « peaux de banane » conceptuels l’auteur de l’article mélange par la suite allégrement constructivisme et suprématisme en mettant dans le sac suprématiste Tatline qui n’a jamais appartenu à cette mouvance. Juste au contraire, figure de proue du constructivisme, en 1915, 1916 et 1917, Tatline était en opposition ouverte et parfois même violente avec la mouvance suprématiste et avec Malewicz en particulier. Depuis plusieurs décennies ce sujet est d’une telle notoriété qu’il ne me reste que d’exprimer un étonnement par rapport à tant d’ignorance.
On ne doit donc pas être surpris que la dernière période picturale de l’artiste, sa création après 1927, est réduite à « la reprise d’un style d’il y a 10 ans » (autre erreur – 20 ans !) soit au style expressionniste de la série, dite – à tort –, « paysanne » (1910-1912). Ainsi l’auteur ignore l’importante création post-suprématiste de Malewicz, pourtant largement connue des publications et non moins présentée en Europe occidentale aux cours des dernières années (Amsterdam, Bonn, Londres y compris ce printemps à la dernière exposition de la Royal Academy). Ce manquement grave de connaissance de la création post-suprématiste de Malewicz, et qui est d’une indéniable originalité, est le dernier clou au cercueil de la cécité picturale dont atteste cet article.
La cerise sur le gâteau d’un texte, certes de vulgarisation ce qui ne veut pas dire n’importe laquelle, est constituée par la reproduction de la (bonne version) du célèbre Quadrilatère ( le « Carré noir »), celle de 1915, mais qui figure en gros caractères avec la date 1917 (sic !). (S’agit-il d’une erreur de la rédaction du journal ? va-t-on la corriger ? Espérons.)
Ce qui dérange n’est pas tant cette fausse date, erreur si flagrante que l’on est presque gêné de l’indiquer, mais surtout l’information indiquant au lecteur que cette peinture se trouverait à Saint-Pétersbourg dans la collection du Musée d’État Russe, tandis que depuis 1920 ce tableau de Malewicz , célèbre à juste titre, fait partie de la collection de la Galerie Trétiakov de Moscou, y est ré-exposé depuis une bonne vingtaine d’années et n’a jamais quitté les murs du musée moscovite. L’auteur a dû confondre avec une version tardive (1923) réalisée par des élèves de Malewicz, tableau d’autres dimensions et surtout d’un autre rapport entre les parties noire et blanche par rapport à la peinture originale, donc un tableau d’aspect visuel diffèrent. Il est également d’une autre facture et se promène souvent dans les publications de vulgarisation avec l’information incorrecte et qui renvoie de façon erronée à la version originale, celle de 1915 dont il est question dans l’article du Monde. On déduit en conséquence que l’auteur de l’article n’a jamais vu le tableau dont il fournit le commentaire sur une pleine page, car il ne sait même pas où l’œuvre se trouve.
Il s’agit certes d’un article du genre « vacancier » mais on est néanmoins attristé de voir que les lecteurs du Monde sont abreuvés avec de pareilles erreurs et clichés anti-modernistes. Il fut un temps quand dans la rubrique artistique du Monde on trouvait sous la signature d’André Chastel ou sous celle de Gaétan Picon des textes d’une autre consistance. Il fut un temps…
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